Refus de l’indemnisation d’un préjudice hypothétique (Cass. Civ. 2ème 30 novembre 2023)

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Par un arrêt rendu le 30 novembre 2023 et publié au bulletin (lien ici), la Cour de cassation s’est prononcée sur l’appréciation de la perte de gains professionnels d’une victime n’ayant pas d’activité professionnelle au moment de son accident.

1) Quels sont les faits et le parcours procédural de cette affaire ?

Le 25 septembre 2013, un homme a été grièvement blessé à l’œil droit par le mécanisme d’ouverture de la porte du garage qu’il louait à une société.

Il a assigné cette société ainsi que l’assureur de celle-ci pour obtenir l’indemnisation de ses préjudices.

Parmi les postes de préjudices indemnisables, c’est la question de la perte de gains professionnels futurs de la victime qui a posé difficulté.

2) Quelle était la situation professionnelle de la victime au moment de son accident ?

La victime exerçait la profession de dessinateur industriel.

Il avait été embauché en cette qualité entre le 23 avril 2008 et le 06 juillet 2011, date à laquelle il a fait l’objet d’un licenciement pour motif économique.

Il n’avait manifestement pas retravaillé depuis son licenciement et n’avait perçu aucun revenu entre celui-ci, intervenu en juillet 2011, et le mois de septembre 2013, date de la survenance de son accident corporel.

Après cet accident, il avait retrouvé un emploi de mécanicien automobile, moins rémunérateur que celui de dessinateur industriel qu’il ne pouvait plus exercer en raison de la cécité monoculaire dont il était atteint consécutivement audit accident.

La victime demandait ainsi notamment l’indemnisation de sa perte de gains professionnels futurs, calculée sur la base des revenus de dessinateur industriel en invoquant le fait qu’en raison de l’accident, il ne pouvait plus bénéficier de la rémunération liée à cette profession.

3) En quoi consiste l’indemnisation de la perte de gains professionnels ?

En raison de la survenance d’un accident, la victime peut subir une perte de gains professionnels.

La plupart du temps, durant son arrêt de travail, la victime perçoit des indemnités journalières qui lui sont versées par son gestionnaire de droits de sécurité sociale.

Mais les indemnités journalières ne couvrent pas nécessairement tout le salaire de la victime et cette dernière peut donc subir une perte qui est indemnisable.

Il existe deux types de pertes de gains professionnels indemnisables :

A titre d’exemple, une victime d’un accident de circulation déclarée inapte au poste de travail qu’elle occupait avant l’accident, qui est obligée de se reconvertir et d’occuper un poste de travail moins rémunérateur, pourra obtenir l’indemnisation de la différence entre son ancien salaire et son nouveau salaire.

Dans l’affaire qui nous occupe, le salarié soutenait qu’en raison de l’accident, il ne pouvait plus occuper le poste de dessinateur industriel (profession qu’il occupait auparavant) et qu’en conséquence, il ne pouvait plus prétendre qu’au salaire d’un mécanicien automobile (profession qu’il occupait après l’accident).

La victime sollicitait donc l’indemnisation de sa perte de gains professionnels futurs constituée, d’après lui, par la différence entre son ancien salaire de dessinateur industriel et son nouveau salaire de mécanicien automobile.

Ni la Cour d’appel, ni la Cour de cassation n’ont, en l’espèce, accepté d’indemniser ce poste de préjudice.

4) Quels sont les conditions pour qu’un préjudice soit réparable ?

Quel que soit l’évènement traumatique qui en est à l’origine (accident de la route, accident de la vie privée, accident de sport, erreur médicale, agression, etc.), tout type de préjudice, qu’il soit d’ordre patrimonial ou extrapatrimonial, peut être indemnisé à condition qu’il présente certains caractères.

Pour qu’il soit réparable, le préjudice doit être actuel, certain, direct, légitime et personnel.

La condition du caractère certain du préjudice (celle qui nous intéresse au cas présent) est probablement la plus décisive.

Elle exclut la réparation du préjudice hypothétique dont le caractère éventuel empêche de constater que le dommage s’est réalisé de manière certaine.

5) Pourquoi la victime n’a-t-elle pas pu, en l’espèce, obtenir l’indemnisation de sa perte de gains professionnels futurs ?

Les Juges du fond ont rappelé que l’indemnisation d’une perte de gains professionnels nécessite la preuve, qui incombe à celui qui s’en prévaut (c’est-à-dire à la victime), d’une diminution entre les revenus antérieurs à l’accident et ceux postérieurs à la consolidation de son état de santé.

Les Juges ont noté que la victime avait travaillé comme dessinateur industriel entre le 23 avril 2008 et le 06 juillet 2011 puis que jusqu’à son accident du 25 septembre 2013, elle n’avait perçu aucun revenu.

Les Juges en ont déduit que la victime ne rapportait pas la preuve de la perception de revenus au moment de l’accident.

La Cour d’appel a par ailleurs estimé qu’une période de deux ans et demi sans revenus ne permet pas de retenir que les anciens revenus de la victime ont été perdus à cause de l’accident.

Cette longue période sans revenus avant l’accident ne permet donc pas, d’après la Cour, de prendre en considération les anciens revenus de dessinateur industriel de la victime comme élément de comparaison avec les nouveaux revenus tirés de l’activité de mécanicien.

Les Juges ont donc tout simplement jugé qu’en l’espèce, la victime était considérée comme dépourvue de revenus antérieurement à l’accident, de sorte que l’indemnisation de son préjudice « perte de gains professionnels futurs » était exclue.

La Haute juridiction a confirmé l’arrêt rendu par la Cour d’appel de BESANCON le 18 janvier 2022.

La Cour de cassation a estimé que la Cour d’appel, dans son pouvoir souverain d’appréciation, avait fait ressortir que tant les revenus de référence à la date de l’accident, invoqués par la victime, que le préjudice dont elle se prévalait, étaient hypothétiques.

Le préjudice n’étant pas certain, il n’y avait donc pas lieu de l’indemniser.

6) Comment faut-il comprendre cette décision ?

Il est constant qu’en vertu du principe de réparation intégrale des préjudices, sans perte ni profit pour la victime, régulièrement rappelé dans nos publications, tout le préjudice mais rien que le préjudice doit être indemnisé.

Comme nous l’avons vu ci-avant, un préjudice, pour être indemnisable, doit être actuel, certain, direct, légitime et personnel.

Un préjudice hypothétique ne peut pas être indemnisé.

Pour autant, il existait probablement, en l’espèce, des moyens de contourner l’impossibilité de voir la perte de gains professionnels de la victime indemnisée.

En premier lieu, la victime, même après une période d’activité, aurait pu tenter de démontrer qu’elle avait des perspectives sérieuses de retrouver un emploi de dessinateur industriel ou aurait pu mettre en avant des motifs légitimes expliquant pourquoi elle n’avait pas retravaillé après son licenciement pour motif économique.

En second lieu, la perte de gains professionnels aurait pu être abordée sous l’angle de la « perte de chance ».

En effet, si la victime ne pouvait certainement pas se prévaloir d’un revenu antérieur à l’accident alors qu’elle était inactive depuis deux ans et demi, elle aurait pu invoquer une « perte de chance de retrouver un emploi de dessinateur industriel » et, partant, d’obtenir l’indemnisation d’une partie de la rémunération qui était la sienne avant son licenciement pour motif économique.

La Cour de cassation a par exemple déjà retenu qu’il était possible de prendre en compte le degré de probabilité de retour à l’emploi si l’accident ne s’était pas produit (Cass. Civ. 1ère, 18 juin 2014 n° 13.13349).

Ce n’est pas parce qu’une victime était sans revenus au moment de l’accident qu’elle ne peut pas prétendre à l’indemnisation de son préjudice lié à la perte de gains professionnels futurs.

De la même manière, une victime étudiante (et donc sans revenus au moment de l’accident) peut prétendre (en considération notamment de son degré d’avancement et de réussite dans les études), en invoquant la notion de perte de chance, à l’indemnisation de ses pertes de gains professionnels futurs.

L’arrêt de la Cour de cassation peut paraître sévère mais il est cohérent puisque le préjudice hypothétique ne peut pas être indemnisé.

N’hésitez pas à contacter Maître Bourdet afin de lui exposer la situation dans laquelle vous vous trouvez ou la difficulté à laquelle vous êtes confronté.