Application du régime des accidents de la route à un piéton percuté par un tramway (Cass. Civ. 2ème 21 décembre 2023)

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Aux termes d’un arrêt rendu le 21 décembre 2023 et publié au bulletin (lien ici), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur le régime juridique applicable à un accident survenu entre un tramway et un piéton.

1) Quels sont les faits à l’origine de cette affaire ?

Le 09 juin 2011 à BORDEAUX, un adolescent âgé de 15 ans marchait, en compagnie de ses amis, sur un trottoir qui longeait une voie de tramway.

A la suite d’une bousculade, il a perdu l’équilibre et a fait un écart sur cette voie de tramway.

Il a alors été percuté par un tramway qui arrivait sur cette voie et a chuté sur les rails.

L’adolescent a été sérieusement blessé, subissant notamment un traumatisme crânien ainsi qu’une blessure au pied.

Suite à cet accident corporel, les parents de cette jeune victime ont engagé une procédure à l’encontre de la société KEOLIS (exploitant le tramway) et de son assureur aux fins d’obtenir l’indemnisation de leurs préjudices et de ceux de leur fils.

La Cour d’appel de BORDEAUX, par un arrêt du 12 octobre 2021, a condamné la société KEOLIS et son assureur à indemniser les préjudices de l’adolescent sur le fondement de la loi n° 85-677 du 05 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation (dite LOI BADINTER).

La société KEOLIS et son assureur, contestant l’application du régime de cette loi, ont alors formé un pourvoi en cassation estimant en substance que le tramway circulait sur une voie qui était à sa propre circulation.

La Cour de cassation a validé la position des juges d’appel et confirmé l’application des dispositions de la loi BADINTER.

La question qui se posait en l’espèce était donc celle du régime juridique applicable à cet accident.

2) Quel est le régime juridique applicable aux accidents ?

Il convient ici de distinguer les accident de la circulation, qui disposent de leur propre régime juridique, des autres accidents, qui relèvent du régime du droit commun.

La loi BADINTER, régulièrement évoquée dans le cadre de nos publications, a été créée comme un régime autonome d’indemnisation destiné aux victimes d’accidents de la route et qui leur est favorable.

L’article 1er de cette loi dispose :

« Les dispositions du présent chapitre s’appliquent, même lorsqu’elles sont transportées en vertu d’un contrat, aux victimes d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur ainsi que ses remorques ou semi-remorques, à l’exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ».

Si les conditions d’application de la loi sont réunies [un accident de la circulation (survenu de manière involontaire), la présence d’un véhicule terrestre à moteur et une implication du véhicule], elle seule s’applique et le recours au droit commun est écarté.

Si, en revanche, la loi BADINTER n’est pas applicable, c’est le régime de la responsabilité civile de droit commun issu de l’article 1240 du Code civil (moins favorable) qui a vocation à s’appliquer.

3) L’accident pouvait-il, en l’espèce, s’analyser en un accident de la route ?

Pour juger que la loi BADINTER était applicable à notre cas d’espèce, la Cour d’appel de BORDEAUX a examiné les conditions posées par cette loi et les précisions apportées par la jurisprudence.

Tout d’abord, un tramway correspond bien à la définition du « véhicule terrestre à moteur » : il s’agit bien d’un véhicule (c’est-à-dire d’un engin capable de transporter des personnes ou des biens), terrestre (il se déplace sur le sol) et pourvu d’un moteur (c’est-à-dire qui dispose d’une force de propulsion autonome).

Ensuite, l’accident corporel survenu s’analysait bien en un accident de la circulation survenu de manière non intentionnelle : le tramway était en train de circuler au moment où il a percuté la jeune victime et cette situation s’est produite de manière involontaire (le conducteur du tramway ne semble pas avoir cherché à percuter volontairement le piéton).

Enfin, l’implication du tramway ne pouvait être remise en cause dans la mesure où il y a eu un contact entre lui et l’adolescent.

Reste la question du lieu de circulation du tramway.

A première vue, les accidents impliquant des tramways semblent devoir être exclus du champ d’application de la loi BADINTER :

« Les dispositions du présent chapitre s’appliquent (…) aux victimes d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule terrestre à moteur (…), à l’exception (…) des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ».

Mais l’article 1er de cette loi précise bien que l’accident impliquant un tramway n’est exclu de son champ d’application que si cet accident s’est produit sur une voie qui lui est propre.

C’est donc la nature de la voie et surtout sa configuration, qui va permettre de déterminer, selon les cas, l’application des dispositions de loi du 05 juillet 1985 ou, au contraire, celles du régime juridique de droit commun.

4) Quels étaient les arguments de la société exploitant le tramway et de son assureur ?

La société exploitant le réseau de tramway et son assureur, souhaitant échapper à l’application de la loi BADINTER, soutenaient que l’accident s’était produit sur une voie qui était propre au tramway.

Ils expliquaient ainsi que la chaussée où s’est produit l’accident est divisée en trois voies, à savoir deux voies ferrées contiguës (empruntées par les tramways) et une voie à sens unique (pour les autres véhicules).

Ils ajoutaient que la chaussée était longée par un trottoir et que les voies empruntées par les tramways étaient propres puisqu’elles lui étaient réservées et n’étaient pas destinées à être empruntées par d’autres véhicules ou par des piétons.

La société d’exploitation et la compagnie d’assurance soutenaient donc que la loi du 05 juillet 1985 ne pouvait pas s’appliquer puisque la voie de circulation sur laquelle l’accident s’était produit était une voie propre au tramway, réservée à sa seule circulation et n’ayant pas vocation à être empruntée par les piétons.

5) Quel a été le sens des décisions rendues par la Cour d’appel et par la Cour de cassation ?

Les juridictions ont opéré une analyse précise du lieu et des circonstances de l’accident pour déterminer si la loi BADINTER devait ou non trouver application.

La Cour d’appel de BORDEAUX, aux termes de sa décision, a relevé que la chaussée, qui est divisée en trois voies (sans marquage au sol), dont deux voies ferrées contiguës empruntées par le tramway (non surélevées) et une voie à sens unique pour les autres véhicules, est longée de part et d’autre par un trottoir bordé de plots alternant avec des barrières.

Elle a relevé qu’à l’endroit du choc, aucune barrière ne séparait la voie de tramway du trottoir duquel la victime avait chuté et que la hauteur de celui-ci ne permettait pas de délimiter cette voie.

La Cour d’appel a donc retenu que même si l’accident avait impliqué un tramway, dans la mesure où cet accident ne s’était pas produit sur une voie qui lui était réservée, la loi du 05 juillet 1985 devait s’appliquer.

La Cour de cassation valide cette analyse en estimant que la Cour d’appel avait souverainement apprécié la situation.

Elle précise qu’à l’endroit où l’accident s’est produit, la voie de tramway ne lui était pas propre en ce qu’elle n’était pas isolée du trottoir qu’elle longeait.

L’accident devait donc s’analyser en un accident de la circulation entraînant l’application de la loi BADINTER.

6) Que doit-on retenir de cet arrêt ?

En présence d’un accident impliquant un tramway, les juges doivent situer et analyser précisément le lieu de l’impact pour déterminer s’il s’agit d’une voie propre et, par voie de conséquence, si le régime juridique de la loi BADINTER est ou non applicable.

La notion de « voie propre » n’étant pas définie par la loi elle-même, c’est à la jurisprudence qu’il revient d’en déterminer les contours.

La situation ne pose aucune difficulté si l’accident se produit sur une voie qui est partagée entre un tramway et d’autres véhicules.

Dans le cas contraire, il ne suffit pas qu’une voie soit seulement destinée à la circulation des tramways pour qu’elle soit considérée comme une voie propre.

La Cour de cassation a déjà retenu que doit être considérée comme une voie propre la voie qui a été rendue inaccessible aux piétons et aux autres véhicules (Cass. Civ. 2ème 5 mars 2020 – voir notre analyse de cette décision ici).

L’arrêt rendu le 21 décembre 2023 précise, au contraire, que si un piéton est en mesure de passer facilement d’une voie à l’autre en raison de l’absence de plots, de barrières ou de trottoir surélevé, la voie dont il s’agit, même si elle est exclusivement réservée au tramway, n’est pas une « voie propre » au sens de l’article 1er de la loi BADINTER ci-dessus évoqué.

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Nous ne pouvons qu’approuver la décision de la Cour de cassation qui, par son appréciation extensive des conditions d’application de la loi BADINTER, permet une meilleure indemnisation des victimes.

La position de la Haute Juridiction à l’égard des accidents de tramways est la bienvenue à l’heure où de nombreuses métropoles ont fait le choix de développer ce mode de transport alternatif entraînant par là-même de nombreuses modifications sur l’espace public qui rendent parfois plus dangereuse la circulation des usagers.

N’hésitez pas à contacter Maître Bourdet afin de lui exposer la situation dans laquelle vous vous trouvez ou la difficulté à laquelle vous êtes confronté.