Accident de ski, changement de trajectoire et cas de force majeure (Cass. Civ. 2ème, 19 septembre 2024)

indemnisation préjudice corporel responsabilité du fait des choses cause exonératoire

Aux termes d’un arrêt rendu le 19 septembre 2024 et publié au bulletin (lien ici), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur l’existence d’une éventuelle cause exonératoire de responsabilité à l’occasion d’un accident impliquant deux skieurs et survenu lors d’une compétition internationale de ski cross.

1) Quels sont les faits à l’origine de cette affaire ?

Le 24 janvier 2010, lors d’une compétition internationale de ski cross organisée aux Etats-Unis, un accident a impliqué deux skieurs français qui ont chuté alors qu’ils se trouvaient côte à côte.

L’un des skieurs a été gravement blessé lors de cet accident corporel.

La victime a indiqué avoir accroché le ski du concurrent à côté de lui en arrivant sur une bosse, ce qui l’a fait basculer en arrière et atterrir sur le dos.

Victime d’une fracture du rachis cervical, ce skieur est devenu tétraplégique.

Souhaitant obtenir l’indemnisation de son préjudice corporel, la victime a, dans un premier temps, assigné l’autre skieur en justice en France, devant un Tribunal de grande instance, pour demander la réalisation d’une expertise médicale destinée à recenser et à quantifier ses postes de préjudices ainsi que l’allocation d’une provision.

Débouté de l’intégralité de ses demandes par la Cour d’appel de GRENOBLE, le skieur blessé s’est pourvu en cassation.

2) Sur quel fondement l’action du skieur blessé a-t-elle été engagée ?

Le skieur blessé, estimant que sa chute avait été provoquée par le choc de ses skis avec ceux de l’autre skieur, a entendu engager la responsabilité de ce dernier sur le fondement du régime de la responsabilité du fait des choses.

La responsabilité du fait des choses est régie par l’article 1242 alinéa 1er du Code civil (anciennement 1384 alinéa 1er) qui pose le principe selon lequel :

« On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».

Le gardien d’une chose, c’est-à-dire celui qui en possède l’usage, la direction et le contrôle au moment du dommage, peut voir sa responsabilité engagée alors même qu’il n’a commis aucune faute.

(Nous avions déjà commenté un arrêt de la Cour de cassation du 15 juin 2023 au sujet de la responsabilité du fait des choses concernant la chute d’une victime sur un sol verglacé – voir cette publication ici).

En l’espèce, le skieur blessé a estimé que l’autre skieur, en sa qualité de gardien des skis, est responsable de ses graves blessures.

Il n’est pas contestable que tout skieur est le gardien de ses skis dans la mesure où il dispose de leur usage, de leur direction et de leur contrôle.

L’applicabilité du régime de la responsabilité du fait des choses ne posait donc, dans cette affaire, aucune difficulté.

C’est en revanche la question d’une éventuelle cause exonératoire de responsabilité qui se posait en l’espèce.

3) Qu’est-ce que la force majeure, cause exonératoire de responsabilité ?

La force majeure est un évènement imprévisible, irrésistible et extérieur.

  • L’évènement est imprévisible lorsqu’il ne pouvait pas être raisonnablement prévu ou anticipé.
  • L’évènement est irrésistible lorsqu’il ne pouvait pas être raisonnablement évité par des mesures appropriées.
  • L’évènement est enfin extérieur lorsqu’il échappe au contrôle de la personne.

Si ces conditions sont réunies, alors la force majeure est retenue.

La force majeure permet à une personne d’être exonérée de sa responsabilité civile et donc d’éviter d’avoir à supporter les conséquences d’un fait dommageable.

4) Quels étaient les arguments du skieur ayant blessé son concurrent ?

S’il n’est pas contestable que ses skis ont joué un rôle causal dans l’accident, le skieur ayant percuté son concurrent s’est prévalu d’un cas de force majeure.

Il a expliqué que le skieur blessé avait changé sa trajectoire pour éviter un obstacle et qu’après un saut, il avait atterri à proximité de lui en chevauchant partiellement sa propre trajectoire.

Selon lui, il existe donc un cas de force majeure qui empêche sa responsabilité d’être engagée dans la mesure où c’est le comportement du skieur victime qui a provoqué le dommage.

Il estime que le changement de trajectoire du skieur blessé était pour lui imprévisible, irrésistible et extérieur, ce qui caractérise un cas de force majeure, cause exonératoire de responsabilité.

5) Quelle a été la position de la Cour d’appel ?

La Cour d’appel de GRENOBLE, dans un arrêt du 15 novembre 2022, a validé l’argumentation du skieur non blessé et a retenu l’existence d’un cas de force majeure.

Les Juges ont en effet exonéré le skieur (non blessé) de toute responsabilité en estimant :

  • Que ses skis ont bien joué un rôle causal dans l’accident ;
  • Mais que le positionnement de la victime a constitué, par son imprévisibilité, son extériorité et son irrésistibilité, un cas de force majeure.

La Cour d’appel a ainsi retenu que le skieur dont la responsabilité était engagée s’était retrouvé dans l’impossibilité de pouvoir manœuvrer, alors qu’il était en l’air pendant son saut, et que l’autre skieur a lui-même chuté en contrebas, de sorte que la collision était inévitable.

Pour la Cour d’appel, l’évènement était extérieur à la personne poursuivie dans la mesure où c’est la victime qui a chuté et qui s’est retrouvée au sol sur la piste de ski.

Elle a jugé que l’évènement était irrésistible dans la mesure où le skieur (non blessé) était en l’air après un saut et ne pouvait donc pas manœuvrer pendant la durée de son saut.

Elle a enfin estimé que l’évènement était imprévisible puisque la collision a résulté d’un changement de trajectoire de la victime qui s’est retrouvée, par rapport à l’autre skieur, à une autre place que celle qu’il occupait précédemment pendant la course.

Aux termes de cette analyse, la Cour d’appel a estimé que le skieur (non blessé) devait bénéficier d’une exonération de sa responsabilité civile.

Le skieur blessé a formé un pourvoi en cassation.

6) Quel est le sens de la décision rendue par la Cour de cassation ?

La Haute juridiction a censuré l’arrêt de la Cour d’appel de GRENOBLE en estimant que la simple modification de sa trajectoire, par un skieur engagé dans une épreuve de ski cross, ne constituait pas un évènement imprévisible.

La Cour de cassation a évidemment rappelé qu’un évènement n’est constitutif de la force majeure permettant de s’exonérer de la responsabilité prévue par l’article 1242  alinéa 1er du Code civil que s’il est imprévisible, irrésistible et extérieur.

Les trois conditions de la force majeure sont des conditions cumulatives qui doivent toutes être remplies pour que la cause exonératoire de responsabilité puisse prospérer.

Il suffit donc qu’une seule de ces trois conditions ne soit pas remplie pour que la force majeure ne soit pas retenue.

En l’espèce, la Cour de cassation ne semble pas remettre en cause le fait que l’évènement a bien été, pour le skieur dont la responsabilité a été engagée, irrésistible et extérieur.

Mais la condition d’imprévisibilité n’a pas été retenue par la Haute juridiction.

D’après elle, le changement de trajectoire d’un skieur engagé dans une épreuve de ski cross ne constitue pas un évènement imprévisible pour un autre concurrent.

Cet autre concurrent aurait dû raisonnablement prévoir et anticiper le fait qu’un autre concurrent puisse modifier sa trajectoire.

La Cour de cassation valide ainsi l’argumentation du skieur blessé qui estimait que dans une compétition sportive de haut niveau de ski cross, qui est une course jalonnée d’obstacles, le simple positionnement non rectiligne d’un concurrent n’est pas imprévisible.

Elle opère, dans cette décision, une appréciation restrictive de la condition d’imprévisibilité, qu’elle semble inviter à examiner au regard du contexte.

La Haute juridiction avait déjà adopté le même raisonnement dans le cadre d’une compétition sportive de motos en jugeant que « n’est pas imprévisible pour les motards qui le suivent, la chute d’un pilote sur un circuit » (Cass. Civ. 2ème 30 novembre 2023).

Certaines analyses de cette décision ont souligné que la position de la Cour de cassation revenait à considérer qu’en matière de responsabilité du fait des choses, la connaissance des risques pouvait être opposée au compétiteur lorsqu’il était l’auteur du dommage, mais pas lorsqu’il en était la victime.

Ce paradoxe apparent pourrait traduire le fait qu’en la matière, la Haute juridiction entend freiner les exonérations totales de responsabilité et donner la priorité à l’indemnisation des victimes (ce dont on ne se plaindra pas).

Au cas présent, il est permis d’imaginer que la Cour de cassation n’est pas restée insensible aux lourdes séquelles conservées par le skieur et la nécessité qu’il soit indemnisé, notamment de son important besoin en tierce personne définitive.

N’hésitez pas à contacter Maître Bourdet afin de lui exposer la situation dans laquelle vous vous trouvez ou la difficulté à laquelle vous êtes confronté.