Aux termes d’un arrêt rendu le 06 septembre 2022 (lien ici), la Cour de cassation apporte des précisions sur l’indemnisation de la dévalorisation sociale liée à l’impossibilité d’exercer un emploi.
1) Quels sont les faits à l’origine de cette affaire ?
Un piéton, âgé de 30 ans, a été victime d’un grave accident de la route.
Renversé par un véhicule, il a été sérieusement blessé.
La victime a subi un traumatisme crânien et ses séquelles ont justifié sa prise en charge dans une maison d’accueil spécialisée.
Compte-tenu de la gravité de son dommage corporel, cette victime a été placée sous tutelle et s’est retrouvée dans l’impossibilité d’exercer son ancien emploi.
Elle a même été déclarée inapte à tout emploi.
2) Quel a été le parcours procédural de cette affaire ?
Le Tribunal correctionnel a, dans un premier temps, déclaré la conductrice responsable de cet accident corporel coupable des faits de blessures involontaires pour lesquels elle était poursuivie.
Statuant ultérieurement sur les intérêts civils, le Tribunal correctionnel a ensuite procédé à l’indemnisation des différents postes de préjudices de la victime (notamment ceux relatifs aux pertes de gains professionnels futurs et à l’incidence professionnelle).
Vraisemblablement insatisfaits de la décision rendue, la prévenue et l’assureur du véhicule qu’elle conduisait ont interjeté appel de cette décision.
Ils reprochaient notamment au Tribunal d’avoir indemnisé la victime à la fois au titre des pertes de gains professionnels futurs et au titre de l’incidence professionnelle.
Par un arrêt du 14 janvier 2020, la Cour d’appel de PARIS leur a manifestement donné raison.
La Cour a estimé que l’impossibilité d’exercer une profession avait déjà été indemnisée au titre de la perte de gains professionnels futurs à titre viager.
Elle a par ailleurs considéré que les troubles dans les conditions d’existence personnelles, familiales et sociales engendrés par la privation de toute activité professionnelle étaient inclus dans le poste de préjudice « déficit fonctionnel permanent« .
La Cour d’appel avait donc retenu que l’impossibilité d’exercer une profession et la dévalorisation sociale qui en découlait étaient déjà réparées, pour cette victime, au titre de la perte de gains professionnels futurs et du déficit fonctionnel permanent.
3) Que recouvrent les postes de préjudice « perte de gains professionnels » et « déficit fonctionnel permanent » ?
Ces postes de préjudice sont prévus par la nomenclature DINTILHAC.
- Le poste de préjudice « perte de gains professionnels » permet à la victime d’un évènement traumatique (accident de la circulation, agression, accident de la vie, erreur médicale, accident de sport, etc.) de compenser sa perte de revenus, qu’elle soit actuelle (avant la consolidation de son état de santé) ou bien future (après cette consolidation). Le calcul est effectué sur la base du salaire qui était le sien avant l’accident et en considération de ses revenus (ou absence de revenus) après l’évènement traumatique. En vertu du principe de réparation intégrale des préjudices, toute perte doit être indemnisée.
Voir nos pages « perte de gains professionnels actuels » et « perte de gains professionnels futurs » pour plus d’informations.
- Le poste de préjudice « déficit fonctionnel permanent » n’offre pas d’indemniser un préjudice économique. Il a vocation à compenser la réduction du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel. Ce poste indemnise non seulement l’atteinte à l’intégrité physique et psychique mais également les douleurs physiques et psychologiques (notamment le préjudice moral), après la consolidation de l’état de santé de la victime, et les troubles ressentis par elle dans ses conditions d’existence.
Voir notre page « déficit fonctionnel permanent » pour plus d’informations.
4) Quels étaient les arguments de la victime pour obtenir une indemnisation « autonome » de cette dévalorisation sociale ?
La victime considérait que la dévalorisation sociale liée à l’impossibilité d’occuper un emploi devait être indemnisée au titre de l’incidence professionnelle.
L’incidence professionnelle est un poste de préjudice qui a notamment vocation (même en l’absence de perte de revenus) à compenser la dévalorisation de la victime sur le marché du travail.
Les critères retenus au titre de l’incidence professionnelle peuvent être par exemple : la fatigabilité au travail, la fragilisation de la permanence de l’emploi, la pénibilité accrue, l’obligation de se reconvertir, l’occupation d’un travail de moindre intérêt, la perte de chance d’obtenir une promotion professionnelle ou de poursuivre la carrière envisagée, etc.
Il est de jurisprudence constante que l’indemnisation de l’incidence professionnelle peut se cumuler à celle liée à la perte de gains professionnels futurs.
En l’espèce, la question était donc de savoir si la dévalorisation sociale liée à l’impossibilité d’occuper un emploi devait être indemnisée de façon autonome, au titre de l’incidence professionnelle, ou bien si cette dévalorisation sociale devait être comprise comme étant déjà indemnisée au titre des postes de préjudices « perte de gains professionnels futurs » et « déficit fonctionnel permanent ».
5) Quelle a été la solution apportée par la Cour de cassation ?
La Cour de cassation a suivi l’argumentation de la victime.
La Haute juridiction a évidemment rappelé que selon l’article 1240 du Code civil et en application du principe de la réparation intégrale, le préjudice d’une victime doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties.
Elle a retenu que le préjudice résultant de la dévalorisation sociale subie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail est indemnisable au titre de l’incidence professionnelle.
La Cour de cassation a donc reproché à la Cour d’appel de PARIS d’avoir considéré que l’inaptitude de la victime à tout emploi était indemnisée au titre de sa perte de gains professionnels futurs (qui est un poste de préjudice qui n’indemnise que l’aspect économique de la perte d’emploi) ou de son déficit fonctionnel permanent (qui n’indemnise pas précisément les conséquences de l’accident dans la sphère professionnelle de la victime).
C’est donc le poste de préjudice « incidence professionnelle » qui a vocation à être mobilisé pour indemniser les conséquences, pour une victime, liées à l’impossibilité pour elle d’occuper tout emploi et à la dévalorisation sociale qui en découle (notamment la perte de l’estime de soi, la perte des relations sociales qui existent au travail, le sentiment d’inutilité sociale, la perte d’identité sociale, etc.).
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La Cour de cassation a longtemps semblé refuser d’indemniser la dévalorisation sociale subie par les victimes au titre de l’incidence professionnelle (voir notamment Cass. 1ère Civ. 05 avril 2018, n° 17-16.116 et Cass. 2ème Civ. 13 septembre 2018, n° 17-26.011)
Mais en 2019 puis en 2021, elle a infléchi sa position et jugé qu’il convenait de demander aux Juges du fond de vérifier l’existence d’une éventuelle dévalorisation sociale ressentie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail (voir notamment, Cass. Crim. 19 mars 2019, n° 18-82.598 et Cass. Civ. 2ème, 06 mai 2021 n° 19-23.173).
La Chambre criminelle de la Cour de cassation s’est également prononcée dans le même sens dans un arrêt récent (Cass. Crim. 18 octobre 2022, n° 21-86.346).
Les négociations relatives aux postes de préjudice « perte de gains professionnels futurs » et « incidence professionnelle » donnent souvent lieu à d’âpres débats entre les victimes et/ou leurs conseils et les assureurs chargés de les indemniser.
Au fil de ses décisions, la Cour de cassation précise et affine les contours de l’indemnisation de l’incidence professionnelle.
En l’occurrence, nous ne pouvons que nous féliciter de la solution favorable aux victimes qui se dégage de cet arrêt du 06 septembre 2022.
N’hésitez pas à contacter Maître Bourdet afin de lui exposer la situation dans laquelle vous vous trouvez ou la difficulté à laquelle vous êtes confronté.